Odyssée 2007 (Une version personnelle) Je suis à
(Une version personnelle)
Je suis à Casablanca depuis dimanche, mais je n’arrive toujours pas à quitter
le bateau qui vogue encore dans ma tête. Aujourd’hui, j’ai repris mes promenades à la plage en compagnie de ma chienne Nina heureuse, de me retrouver après une longue absence.
J’ai voulu ainsi me détacher un peu de ce voyage devenu « pesant ». L’océan ne m’a été d’aucun secours. Son mugissement n’a pas eu raison du calme troublant du Danube. Ce dernier me reprend dans ses eaux et m’invite à un autre voyage qui continue l’autre.
Comme dans un rêve, je revois sans cesse les séquences des moments vécus. J’entends des rires et des chuchotements, des crépitements de verres, des sons de musiques et des paroles entières ou entrecoupées. J’aperçois des silhouettes, les regards des uns et des autres, des gestes et des danses. Le corps gracieux de Chimène Costa se meut avec les flammes reflétées dans le Danube, dans une rivalité secrète. Sa danse sensuelle est dédiée aux astres. Celui de Marie-Claude Pietragalla, à la chevelure noire et longue, réplique avec une souplesse fébrile, aux mots fougueux de Richard Martin. La voix de fée de Caroline Casadesus se fait l’écho du violent de Didier Lockood. Fredérika Smetana et Mareketa Potuzkova, les visiteuses de Prague, accoudées au comptoir du bar du bateau, comme les créatures d’un peintre de la Renaissance
C’est à Vienne que l’embarquement a eu lieu, comme si le périple pour la paix ne pouvait se faire qu’à partir de la terre autrichienne, qui a vu naître les chefs -d’œuvre musicales et littéraires que nous connaissons. Si Pierro Bordin, Elfi sa femme et Caroline sa fille n’étaient pas nos hôtes, il fallait les inventer. Je ne sais si en Autriche il y a plus hospitaliers qu’eux pour accueillir l’Odyssée. Leur visage à tous les trois est un miroir limpide d’un réservoir enfoui de bonté et de beauté. Pour héberger les musiciens, Pierro a choisi l’hôtel Marc Aurèle, à Carnuntum où l’empereur philosophe a écrit « lettres à moi-même.» On dirait que Pierro a fait sienne la parole de Marc Aurèle : « Ne jamais agir au hasard, ni autrement qu’en se conformant à une règle permettant l’accomplissement de l’art de vivre. »
Dans cet hôtel, j’ai rencontré pour la première fois les musiciens : le clarinettiste albanais Fatos Qerimi encore fermé sur son mystère avant qu’il ne devienne partout où il mettait le pied le conquérant attendu et aimé. Le camerounais Bami Jean Tsakeng, répandait de la lumière comme un rayon de soleil. Nuco Draghia le flûtiste roumain, sûr que le souffle divin était de son côté. L’Espagnol Cuco Perez enlaçait son accordéon comme un être aimé et choyé. Les percussionnistes français Cyril Camban et Damien Louis, transformaient tout objet touché en outil sonore. Jula Jannaki, la grecque, caressait timidement son piano. Le guitariste italien Alessandro Nusenzo, la pianiste bulgare Elizabeth Ludmilova et les amis de Dionysos, le Serbe Bougdan Djukis et l’Algérien Salah Gaoua n’étaient pas encore arrivés.
C’est Marc Cohen, le soldat dévoué de la paix, qui nous a conduits
La première fois au troisième étage de cet hôtel où les premiers morceaux qui allaient faire le bonheur du public ont été conçus. Lui, Delphine Salvi et Pierro venaient, de temps en temps, nous écouter répéter. Ce dernier s’emportait à l’écoute des morceaux joués et serrait la main de l’un ou l’autre musicien, le visage enflammé. Marc, soucieux de la qualité du travail, nous dispensait des sourires encourageants comme si on se préparait à une cérémonie sacrée.
Bien qu’entre musiciens nous n’avons pas été toujours d’accord sur ceci ou cela ou sur le programme à concocter, chacun se donnait à la besogne avec joie, sans s’attarder sur les désaccords. Le fait qu’on ne parlait pas tous la même langue nous a plutôt servi. La langue de la musique était là pour nous unir. Comme si tout n’était que détail alors que c’est l’absolu qui nous appelait de ses vœux.
A la veille du départ du bateau « Théodor Korner », après trois jours de travail acharné à Carnuntum, nous avons visité la ville de Vienne. Je l’ai trouvée distante, orgueilleuse et parfois superficielle. Les vendeurs de tickets de spectacles, dans leurs habits médiévaux, et les calèches pour touristes donnaient l’impression que la ville se joue une comédie. Elle a déçu cette autre Vienne chantée par la diva Ismahane, qui habite ma mémoire depuis l’enfance, et la Vienne
Au port de Hainburg, dans l’euphorie du premier concert donné à bord par « l’orchestre international du Danube » (c’est ainsi qu’on a baptisé le groupe des musiciens par la suite), j’ai rencontré Jacqueline Degrandmaison. Alors que je descendais de la scène mise en place pour l’occasion, elle est venue vers moi, souriante, les bras ouverts. J’étais sûre que c’était elle. Je ne sais s’il y avait la pleine lune ou une lumière de scène qui lui ressemblait. En tout cas la lune était au zénith dans mon ciel.
Quand Jacqueline m’avait téléphoné une semaine avant le voyage pour une interview, sa voix m’a conquise .Dans une voix se cache une voie. Je peux connaître une personne rien qu’à travers l’intonation de sa voix. Cette dernière dit plus sur la personne qu’aucun discours. Elle dit l’histoire, le choix dans la vie et le rapport au monde. La voix de Jacqueline est d’une personne chaleureuse, intègre et humaniste. Sa voix est comme son regard et son sourire ; ils sont tous en harmonie pour le meilleur. Au bateau comme dans la vie, elle était là pour défendre son statut de journaliste indépendante. Elle participait aux discussions sur « poètes et politiques » et disait des choses graves d’une voix chantante. Elle écrivait ses articles consciencieusement et prenait part à la vie légère du bateau avec ses rires, ses danses et ses chants dans un rapport complémentaire et harmonieux. Quand elle racontait un épisode de sa vie elle le faisait avec la légèreté de ceux qui ont bien vécu leurs épreuves. A Turnu Severine en Roumanie, elle s est ’éprise d’un petit chat, qui lui a bien rendu son affection. L’appel de l’amour était toujours présent au cours du ce périple. Il suffisait d’être éveillé pour le recueillir !
Deux grands moments d’émotion rythmaient la marche pacifique de « Théodor Korner » : l’arrivée à un port et le départ. A n’importe quelle heure où nous accostions ou nous quittions, je me précipitais sur la terrasse du bateau pour bien regarder défiler les choses et vivre de toutes les fibres de mon corps, ces moments où tout ce qu’on a tendance à dissocier s’unit en une seule et même entité :le temps et l’espace, le mouvement et l’immobilité, le dure et le fluide, l’individu et le groupe, l’un et le tout. Je sentais presque une contraction à l’approche d’un port, comme si quelque chose allait naître au monde (en tout cas à mon monde.) Et quand le bateau larguait ses amarres, je voyais défiler les rues qu’on arpentées, les places où on a chanté avec une sorte de tristesse mêlée de joie. Je disais avec Héraclite: « Toutes les choses se répandent et de nouveau se contractent, s’approchent
et s’éloignent.»
Grâce au périple de l’Odyssée, j’ai désormais un petit quelque chose de chaque ville que le Danube longe et qu’on a eu l’occasion de visiter. Ces villes lointaines, qui occupaient le devant de la scène médiatique à un moment ou l’autre, dans des événements dictés par des intérêts économico-politiques, ne me sont plus étrangères.
Bratislava comme une fille devenue adulte d’un seul coup, ne croyant pas encore à son nouveau statut de capitale, mûrissait doucement mais sûrement. Nous avons chanté sur cette belle place d’un autre temps et nos sons ont rejoint d’autres échos dans l’infini. La pluie n’a pas cessé de tomber ce soir là, mais elle n’a découragé personne. Les spectateurs écoutaient le concert de « L’orchestre international du Danube » sous leurs parapluies, enthousiastes, le beau temps dans le cœur. Cette musique méditerranéenne dans l’âme, même si parfois elle appartient à d’autres contrées, les a réchauffés. La chaleur n’appartient pas qu’à la Méditerranée. Malgré
Les quais majestueux de Budapest nous ont accueillis avec triomphe. Plusieurs voyageurs sont montés à la terrasse du bateau pour admirer l’architecture de la ville déployant sa grandeur. Tout était imposant à Budapest ! Il ne fallait pas moins que le théâtre national, nouveau monument de la ville, pour recevoir les artistes de l’Odyssée. Une nuit inoubliable où pièces de théâtre, musique de « L’orchestre international du Danube » et musique de l’orchestre hongrois « Les adhérents » se succédaient dans une harmonie parfaite. Le lendemain de notre première nuit passée à Budapest, je me suis réveillée à cinq heures trente. Des voyageurs de l’Odyssée continuaient encore la soirée quand je sortais. Ils étaient encore dans la nuit alors que mon jour s’était levé.
Une pluie fine et douce se mettait à tomber. Je marchais sans parapluie ni vêtements d’hiver. J’ai quitté ma ville en plein été et j’ai préparé ma valise en fonction du temps qu’il y faisait. J’ai erré dans la ville qui se réveillait sans se soucier du temps. « Le grand marché » où des clients attendaient déjà pour faire leurs courses a ouvert à six heures. Les écoles en ce début d’année scolaire accueillaient leurs élèves à sept heures. Des mamans emmenaient leurs enfants excités. Les travailleurs gagnaient les lieux de leur travail pleins d’énergie ou résignés. Les cafés recevaient leurs premiers clients, les premiers tramways serpentaient la ville … C’est toute une ville dans son mouvement quotidien que j’ai eu l’occasion d’admirer.
Dans une église où je suis rentrée par hasard, un chœur accueillait la journée en entonnant un chant céleste. Je suis restée longtemps à écouter. Quel bonheur ! Budapest s’ouvrait docilement à ma curiosité et me montrait ses merveilles !...
Quand le bateau quittait Budapest à destination de Belgrade en début d’après- midi, l’heure était « au marathon poétique ». Le nom de marathon donné à cet exercice de lecture m’a beaucoup plu. Tout ce qui se rattache à la marche et à la course me rend énergique. J’aime l’effort dépensé dans ces activités qui aident l’homme à rester debout. Une course est toujours une leçon de patience, de persévérance et de plaisir. A travers elle, le souffle de la vie se répand généreusement dans tous les recoins du corps. Dans ces « marathons poétiques », grâce au souffle de la poésie, nous devenions tous le soldat grec Philippides ; nous courions vers des destinations inconnues pour apporter une bonne nouvelle.
Ce jour- là, le bateau naviguait sur le rythme des poèmes choisis par Richard Martin, le poète Hongrois Mathias Dunajcsik, l’Espagnole Garcia Izakun et l’Algérien Omar Fetmouche que j’appelais « Si Omar » par respect.
Après avoir écouté ces lectures que Jean Pierre Cramoison dirigeait comme un chef d’orchestre habile et indulgent, j’ai senti le besoin de chanter. Mon chant n’a pas dépendu de moi. Il a répondu à l’appel de cette chose insaisissable qui coud par un fil secret toutes les formes d’art. Je sentais mon chant plus fort que moi. Ma voix me dépassait dans ce bateau devenu ivre ! Parfois le réel devient un poème. Armand Gatti était là. Une fois mon chant fini, il m’a dit de son air toujours étonné : « Mais tu es une merveille ! » Je lui ai répondu : « C’est grâce à ta présence. » « Non, dit-il, c’est grâce au feu qui est en toi et qui m’emporte à chaque fois. » Je l’ai embrassé sur la joue. J’ai connu Armand Gatti au Maroc il y a plus de quatorze ans. Il était venu pour un projet avec l’Institut français de Casablanca auquel nous devions, mon compagnon et moi, participer. A l’époque, nous étions tous les deux interdits de passeport, et les visites de personnes comme A. Gatti en plus de la lecture étaient nos seules fenêtres sur le monde. Nous avions rêvé à une œuvre qui n’a pas pu se réaliser dans les conditions culturelles et politiques de l’époque, mais la rencontre était fructueuse. Chacun de nous est allé son chemin, le bateau pour la paix nous a réunis dans son sein !
Je crois qu’au cours de cet après- midi, j’ai rencontré Sara Sonthonnax que j’apercevais, de temps en temps, écouter des poèmes, lire des textes ou discuter. Je l’ai déjà entendue, faire un cours à un enfant, un matin, dans la salle d’en haut. Je l’ai regardée émerveillée. On dirait que Socrate lui a appris la maïeutique !
Nos regards se sont croisés, lors du marathon de la poésie, et le message de l’amitié est passé .Nous écoutions chanter Sinisa Ubovica, le comédien Serbe. Je ne sais si son chant était programmé ou mon chant a appelé le sien. Dans ce petit paradis de la parole, sa voix posée disait quelque chose que je n’ai pas compris mais m’a touché au plus profond. Ses yeux parlait pour tout son être et disaient l’indicible. Sinisa n’a pas besoin de chanter pour émouvoir. Il suffit de le regarder pour chavirer. Il est beau comme Apollon le dieu grec. Dans l’Odyssée, il était bien à sa place.
Sara était toujours là pour recueillir les belles choses. Elle ne ratait rien. Elle occupait toujours la bonne place, dans les lieux culturels ou dans la vie (y a-t-il une différence ?)
Chaque fois que je la rencontrais sur le bateau, elle me rendait plus belle par la magie de ses mots. J’éclatais de rire aux mots « beauté fatale » qu’elle utilisait pour me taquiner. Son image est liée dans ma mémoire aux sons de ces éclats de rire. Elle parlait des choses fragiles de la vie avec aisance. La fragilité dans sa bouche avait de la consistance!
A Belgrade, au cours d’une autre soirée où A. Gatti a lu «Les cinq noms de la résistance», je suis allée pleurer sur l’épaule de Sara. Dans le poème d’A Gatti, George Guingouin a rencontré Antonin Gramsci, Henry Michaux, Nietzsche, Blanqui, Jaurès, Rebeyrolle, Lao-Tseu, Walter Benjamin ou d’autres. Toutes «les étoiles qui se sont posées sur les arbres » s’y sont donné rendez-vous. Et il n’y a qu’ « un homme a la conquête du ciel » comme A. Gatti pour les approcher.
A. Gatti m’a rappelé le Mejdoub, le poète de l’errance. Il allait partout répandant ses paroles comme des perles. Ses mots se sont transformés en graines et ont pris racine dans la terre. A. Gatti me paraissait comme lui, un homme d’un temps révolu. Il a fait une apparition soudaine dans notre tempe, pour nous réveiller à nous mêmes. Ses mots torrentiels m’ont ébranlée. Je disais à Sara en sanglotant presque : « La colère, la révolte et la résistance ne peuvent pas être révolues. L’amour de l’homme pour l’homme ne meurt pas, ne peut pas mourir, la parole garde toujours sa flamme et son efficacité. » Il m’a semblé que la terre toute entière parlait dans la bouche d’A. Gatti, qui a rendu ce soir-là, et nous avec lui, un hommage à tous ceux qui « ont toujours rêvé l’homme plus grand que l’homme, même s’il est souvent plus petit». Si ce bateau est en marche, c’est pour continuer leur souvenir. La flamme qui a éclairé leur chemin était notre boussole. Mes pleurs étaient primitifs, ils venaient de ce qui me liait au plus profond dans la terre et le plus élevé dans le ciel!
Je n’ai pas beaucoup d’espoir en l’Homme et je n’attends pas des jours meilleurs, mais l’espoir était ce poème qu’un homme debout lisait dans ce bateau flottant sur le Danube. Des fois il suffit d’un mot ou d’une petite note de musique pour concentrer tous les espoirs du monde !…
Je ne peux citer tous ceux dont la présence m’a émue à un moment ou l’autre de l’Odyssée Tous étaient là avec leur part de mystère. Richard Martin, en maître incontesté de l’œuvre qui se créait instantanément sur le Danube, puisait dans un puits débordant d’humanisme et de créativité pour orienter chaque jour l’énergie dont chacun disposait vers une direction encore plus élevée. Tous « les frangins» ont ôté la pesanteur de la terre pour rejoindre la légèreté du ciel. La poésie dictait ses lois aériennes au bateau. Chaque mouvement et geste se rapportaient à elle et tendaient vers elle. Même les youyous effrénés d’Ibtissam, la jeune comédienne algérienne, étaient de la poésie. Y a-t-il mieux, pour extérioriser sa joie, que des cris qui viennent de la nuit des temps ?
Caroline, la fille de Pierro âgée de 9 ans, a écrit un beau poème en guise d’adieux avant de quitter le bateau à Budapest. C’est l’esprit de l’Odyssée qui le lui avait dicté !
Marcher sous la pluie me procure une joie immense. Cela me rappelle des souvenirs d’enfance. A Belgrade, j’ai retrouvé cette sensation de petite fille jouant sous la pluie. Trempée, j’ai marché longtemps dans ce grand parc, qui accueillait humblement l’automne. Cette marche a intensifié mon rapport à la terre et aux arbres de cette ville et m’a enchantée. Je me suis sentie légère comme un papillon. Je frôlais le monde, de mes ailes fragiles, insouciante des dangers probables.
Un soir, en marchant le long du Danube, j’ai découvert un dancing perché sur une colline non loin de l’endroit où notre le bateau accostait. J’ai été surprise que les voyageurs du Theodor Korner ne l’aient pas déniché. J’ai pris un verre et dansé avec des jeunes Serbes sur des musiques métissées. Je suis rentrée tard, ivre de musique et de danse.
Bien que Belgrade ne plaise pas à première vue, elle est attachante, je dirais même « habitée ». Il y a des villes réputées pour leur beauté où rien ne se passe. Je préfère celles qui permettent de toucher l’impalpable ! Belgrade en fait partie.
A Turnu Severine, le pays de l’acteur roumain Virgil Ogasanu, alors que tous les voyageurs de l’Odyssée répondaient à l’invitation de la mairie où des délices de la vie les attendaient en abondance, je suis restée seule au bateau et j’ai fait la fête toute seule. Après tant de rencontres, de discussions et un flot d’émotions, j’ai ressenti le besoin d’être seule, de
me taire et faire de l’ordre en moi. J’ai mis ma musique (et ça, c’est un fait rare) dans le grand salon vide du bateau et j’ai dansé. Des membres de l’équipage sont venus me regarder.
Après je me suis réfugié dans ma cabine.
Le lendemain, je suis sortie me promener comme d’habitude à six heures du matin. Je n’ai pas trouvé d’accès aux bords du fleuve. Tous les chemins qui mènent à la nature sont fermés. Il n’y avait que des chiens errant qui me barraient la route. Je tournais en rond dans cette petite ville dont la banalité contrastait curieusement avec la nature prodigieuse qui l’entourait. Bernard Mottier le photographe, m’a dit : « C’est toi qui avais peur, les chiens n’ont rien fait ! » C’est vrai, quand on n’a pas l’habitude de trouver des chiens à l’aise dans leur errance, on ne sait comment agir. Dans mon pays, les chiens sont tellement terrorisés par les humains qu’ils libèrent de loin le chemin à la vue d’une personne !
Bernard était déjà à l’hôtel Marc Aurèle quand les musiciens ont commencé leurs répétitions au troisième étage. Il marchait sur les bouts des pieds pour les prendre en photo. Au cours du voyage, il touchait discrètement son appareil- photo pour lequel il a presque de l’affection. Le regard toujours émerveillé, comme si la vie ne cessait de le surprendre. Il tournait autour des personnes qu’il voulait photographier comme une abeille. Ceux-ci se transformaient en fleurs dans son regard. Les séquences de la vie le tentaient comme des délices irrésistibles. Il a l’avidité d’un hédoniste et la sobriété et la discrétion d’un soufi. Je lui ai dit un jour, comme à un vieil ami : « Et si on mangeait ensemble ce soir ! » Il est venu nous rejoindre à la table que je partageais souvent avec Fatos, Jula et Evangelia sa mère qui rassemblait toute la tendresse des mères dans son cœur. Nous n’avons pas beaucoup mangé, mais nous avons beaucoup parlé des livres qui nous nourrissaient et les détails de la vie dont nous partagions la passion. Comme moi, il a travaillé sur les prostitués et s’intéressait aux mendiants et aux voleurs. Il m’a parlé du plus beau baiser d’amour qu’il a pris en photo dans un vieux café pour prostituées à Bruxelles. La photo est d’une vieille prostituée. Trop vieille pour travailler, elle était prise en charge par les plus jeunes. Le baiser était pour un monsieur qui l’aimait et qui une fois par semaine, lui apportait des crevettes grises et des harengs d’Ostende.
Bernard a parlé de ses voyages répétés en Inde, des personnes avec qui il a noué des relations d’amitié, des chiens errants, des petits mendiants de Calcutta... A la fin de l’un de ses voyages, une petite mendiante pour qui il avait beaucoup de la tendresse lui a donné une pièce d’argent en disant : « Si un jour tu as faim dans ton pays, tu pourras t’acheter un peu de riz.» Cela lui a rappelé ce que sa mère lui disait quand il était enfant : « il te manquera toujours une petite pièce pour en faire une grosse. » « Je suis allée chercher cette pièce qui me manquait. La boucle était bouclée !», disait- il en souriant.
Je lui ai parlé du « mendiant » chanteur de Casablanca qui m’a donné une leçon de vie. Il est monté dans un bus où il s’est produit tout naturellement, avec confiance, respect pour son art et dignité, comme sur la scène d’un grand théâtre. Il était propre et bien rasé. Il portait un costume gris usé et une chemise blanche. Accompagné de son guenbri, il a entonné de sa voix profonde et sincère un vieux chant qui a transporté ses auditeurs. De l’intérieur d’un autobus d’une bruyante et polluée métropole, il les a reliés à un monde d’une beauté immuable. Après son tour de chant il n’a pas tendu la main. Ce sont les gens qui se sont déplacés pour lui donner de l’argent en signe de reconnaissance pour l’état de joie où il les a mis, et non par charité. J’ai passé des jours à fredonner le chant de ce « mendiant » auquel je pense toujours dans mes moments difficiles.
Je n’ai jamais parlé des sujets discutés avec Bernard à personne. Il fallait attendre la croisière sur le Danube pour le faire. Bernard a parlé du voyage comme un appel. L’Odyssée 2007 en était un !
C’est dans la grande salle du « Théodor Korner » que finissent généralement les soirées, souvent en petits groupes dispersés avant qu’un groupe n’impose son ambiance fiévreuse à toute l’assistance. Ce soir, après le diner avec Bernard, c’est avec Alain, Michèle sa femme, Nicole, Frédéric et d’autres que nous avons fini la soirée. Ceux -ci sont venus à l’Odyssée dans le cadre des échanges entre l’organisation de celle- ci et ses partenaires financiers. De temps en temps, l’un d’entre eux me disait : « Je ne suis pas un artiste » presque en s’excusant comme si le fait d’être artiste était un privilège des professionnels des arts. En artistes de la vie, ces fins et curieux voyageurs se sont introduits tout naturellement dans le quotidien du bateau fait de musique, de pièces de théâtre, de lectures de poésie, de débats etc.
Dans cette soirée où les musiciens de « l’orchestre international du Danube » jouaient presque pour eux-mêmes, avec enthousiasme, comme s’ils fêtaient leurs succès successifs, la déesse de la danse a pris possession de moi. J’ai pris un châle rouge par dessus l’épaule de Chimène assise au premier rang, sans lui demander la permission, et déchainée, j’ai dansé au rythme de « respingona », la chanson espagnole qui me faisait tourner comme un astre autour du soleil. Je sentais un sourire ensoleillé sur mon visage, mes gestes se déployaient et obéissaient à une chorégraphie souterraine. Ma danse était une superposition d’autres. Toutes les femmes que j’ai vu danser dans mon enfance se sont remuées en moi. Elles se sont emparées de mon corps pour déployer leurs propres gestes et mouvements. Mon corps était pris dans un tumulte joyeux de grâce et de sensualité. J’étais tantôt un oiseau, un animal quelconque, une femme et un homme, rien et beaucoup de choses à la fois. Une des amies d’Alain, m’a demandé, si j’avais suivi des cours de danse. Je lui ai dit le sens des paroles d’Al-Hajwiri : « Quand l’ivresse fait palpiter le cœur, que l’enthousiasme prend son élan et que se déploie l’agitation de l’extase, il ne s’agit pas seulement d’un jeu qui agite les jambes ou d’une satisfaction physique, mais bien d’une dissolution de l’âme, c'est-à-dire d’un état indicible. Sans expérience, il n’est pas de savoir ».
Pendant que le « Théodor Korner » se dirigeait vers Cetate en Roumanie, alors que je dormais, j’ai tout d’un coup ouvert les yeux « comme si un ange était venu me réveiller », comme aurait dit ma grand-mère. Quand je me suis levée, ça devait être cinq heures trente du matin. J’ai tiré les rideaux et quelle surprise : un paysage tel qu’on en voit rarement ! Une belle montagne haute et détachée des autres entourée de tous les côtés par l’eau m’invitait à la regarder défiante et joyeuse. Je me suis tout de suite habillée, j’ai mis la veste chaude qu’Elfi m’avait donnée et j’ai quitté ma cabine. En me dirigeant vers la terrasse, j’ai rencontré une jeune Roumaine qui travaillait au bateau. Elle était en train de ranger le salon du premier étage qu’une fête tardive a laissé dans un désordre total : des bouteilles de vodka trainaient par terre, des verres à moitié vides, des paquets de chips, des cendriers pleins de mégots, la salle enfumée.
Quand elle m’a vue, elle est venue vers moi.
Je lui ai dit: « It’s nice! » Elle m’a répondu : « Yes » et m’indiquant une montagne elle a ajouté : « My country is behind this mountain ». Sachant que le bateau passait par là, elle s’est réveillée, a vu la montagne qui cachait son pays et a pleuré. J’ai touché son épaule, puis je me suis éloignée et j’ai pleuré aussi. J’ai pleuré ce rapport qui rattache cette jeune fille à son pays. Chacun de nous est rattaché à une parcelle de terre. C’est la terre que nous aimons. Je suis toujours impressionnée et touchée par ce rapport qu’une personne entretient avec un lieu de naissance, d’enfance ou un lieu tout court. Je crois que la mort joue un rôle important dans son renforcement. Un mort enterré quelque part est une racine à terre. Les souvenirs ou un passé quelconque sont comme des braises qui attisent les liens!
Le bateau naviguait doucement. Les courants sont difficiles à surmonter. Partout des montagnes et une végétation splendide. Le Danube est géant, il a pris la taille d’une mer à cet endroit. Un mystère drapait de son voile la grandeur naturelle du paysage. Dans l’exaltation de cette offrande, j’ai chanté et répété ce couplet d’un poète de l’autre côté de la méditerranée : « Terre, notre terre o paradis d’oliviers, tu nous es plus chère que les prunelles de nos yeux… » J’ai tourné d’extase comme les derviches tourneurs. Une tendresse pour tout ce que je voyais m’envahissait : les oiseaux, les arbres, l’herbe, les pierres, les grottes, les crêtes, l’eau du fleuve. Une envie me prenait de me frotter à terre comme un animal, ou me baigner dans l’eau du fleuve pour le sentir dans ma chair. Je me suis recueillie devant la force qui me tenait à la vie et me liait à ses vibrations profondes.
Quelques personnes sont montées par la suite avec leurs caméras et leurs appareils photo. Elles m’ont dit « bonjour ». J’ai répondu en balbutiant comme quelqu’un dérangé dans sa retraite. Les paroles glanées dans un guide touristique de l’un d’entre eux ont gêné ma solitude sacrée. « Ca doit être les portes de l’enfer ! », disait-il. « Je n’ai vu que les portes du paradis », me disais- je. Je ne voulais pas savoir le nom de cette région. C’est un lieu qui porte tous les lieux en lui !
Quand je suis descendue au restaurant pour prendre le petit déjeuner après trois heures passées en haut, je me suis assise à côté de Si Omar. Je lui ai parlé de mon rapport au malhoun et lui ai expliqué des textes en lui donnant des exemples chantés. Après un matin comme celui que j’ai vécu je ne pouvais parler que de poésie et de musique. Les personne, pas encore réveillés qui prenaient silencieusement leurs petits déjeuners ne comprenaient pas que je puisse avoir cette énergie et cette joie pour chanter en début de journée !
Maurice Vinçon et Claude sa femme étaient à une table un peu plus loin. Je suis allée vers eux et leur ai dit bonjour presque en dansant. Grisée par ce que j’avais vu, j’ai ajouté : « ce matin j’ai fait un hymne à la terre et j’ai chanté : «Terre o paradis d’oliviers… »
Tout le long du voyage, j’ai toujours trouvé une écoute attentive de la part de Maurice et Claude, que j’aime tellement que je ne sais comment les décrire. Tendres et attentionnés, j’allais les voir spontanément pour leur raconter mes pérégrinations. Le jour où le bateau allait quitter Svistov à six heures, Claude m’a cherchée partout pour me le dire, ayant peur que je ne sorte avant et que je manque le départ. C’est eux qui m’ont présenté Tania Soursev que j’appelais « La dame Tania » chez qui la grandeur côtoie l’humilité. A la voir on ne s’étonnait pas qu’elle ait donné naissance à cet autre Richard qui dispensait une autre poésie sur le bateau. Il était toujours disponible pour répondre à la moindre question, au moindre besoin. Quand quelqu’un venait lui demander une cigarette (Dieu sait combien de cigarettes ont été consumées au cours de ce périple), il disait tout naturellement d’un ton insistant : « Ne demande pas, sers- toi.»
. Au port culturel de Cetate, reconstruit par le poète roumain Mircea Diaconu, c’est un vent houleux qui nous a accueillis. L’endroit était désert; une forêt et des champs. Le poète a construit sa maison, un atelier pour des artistes résidents et une salle d’exposition. Il nous a offert un dîner plantureux, comme on en décrit dans les légendes. Méchoui, musique tzigane et vin du pays ont fait le bonheur des visiteurs. Dans ce lieu je me suis rappelé mon village natal.
Les repas ressemblaient curieusement aux nôtres, la musique tzigane aussi. Je pouvais chanter sur les mêmes airs en arabe comme si c’était les airs de mon village. Ca m’a fait penser à ce rapport millénaire entre les pays de la Méditerranée. Qui la Mexicaine
Avant de m’endormir cette nuit-là, après une soirée fabuleuse avec des Roumains bons et chaleureux, j’ai écrit dans mon calepin : Roumanie belle et généreuse qui me rappelle mon pays !
A Svistov, sur une colline qui donne sur le Danube où un théâtre est érigé en plein air, en chantant le mawal soufi du poète El Harrak, j’ai senti que j’avais des racines dans la terre et ma voix a atteint un point culminant dans le ciel.
A Bucarest, des amis ont commencé à quitter le bateau. L’ambiance de la séparation commençait à se faire sentir, sans tristesse ni regret. Chacun avait une part de joie inépuisable que le moment de départ ne pouvait atteindre. Nous avons déjà tellement vécu et vu que nous n’avions plus beaucoup de curiosité pour cette grande ville où notre temps était compté. Au théâtre Nottara les artistes de Théodor Korner ont fait leurs adieux au public avec la même ardeur comme si c’était la première fois. Celui-ci a applaudit « cette musique qui a réussi l’harmonie entre le Danube et les côtes de la Méditerranée
Touria Hadraoui